Auteur: Devilymoon
Il était à peine vingt heures quand je refermais enfin la porte d’entrée, abattue par le travail, en m’écroulant sans cérémonie sur le canapé le plus proche. Les lumières étaient éteintes, et je crois qu’il faisait sombre. Stéphane n’était pas encore arrivé. Je répugnais à me préparer le café qu’il m’offrait d’habitude, bien sûr. En proie à une véritable crise de paresse, la télévision captivait facilement mon attention. Pourtant, les sujets du jour valaient bien ceux d’hier : l’insolente rengaine politique battait les parquets dans le pays, les misères du monde étaient livrés au spectacle et au deuil dans des pays dont l’existence m’était inconnue, et l’invité du soir débitait déjà ses houleuses consécrations, promettant sur tout, et expliquant de ses grands gestes à l’élégance universitaire les complexités de la nation, comme un enfant coupable qui se justifie de sa bêtise. Mes préoccupations étaient loin des siennes, si loin que ma tête dodelinait de gauche à droite, décrivant les mouvements significatifs de la fatigue (d’un problème nerveux inquiétant), et du mal de tête (du ras-le-bol). J’allais zapper d’un air absent quand l’émission s’interrompit. Les couleurs officielles avaient quitté l’écran, et un reportage en direct annonçait une nouvelle peu réjouissante : un accident. Encore ! Rien d’étonnant, personne ne savait conduire ; c’était plutôt détonant. Il ne se passait pas une semaine sans que les journaux annoncent la mort tragique de deux ou trois inconscients, sur-influencés de drogues, et, justement, je ne trouvais encore la rien de stupéfiants qui ne soient dans leurs veines.
*
On allait montrer les images de la victime. Un homme apparemment, à ce que disait l’empaffé de journaliste au visage médicalement prodigieux. La caméra se rapprochait un peu, on voyait les secours, la police, et tout le petit monde qui ne soignait pas son expression attristé pour les quelques spectateurs qui les jaugeaient du regard. Stéphane. Stéphane, c’était lui. Un froid terrible, glacial, paralysait mes membres, comme un venin de vipère. Mais je savais que c’était rigoureusement impossible. L’homme s’était échoué à la porte de la rue Lacruée, mais Stéphane n’empruntait pas ce chemin. Pourtant, les images ne trompaient pas : son visage dépecé avait la couleur d’une viande bovine, ses yeux n’étaient que deux trous vides et sans âmes, ses cheveux brûlés n’étaient plus reconnaissable, et ses vêtements ne laissait pas même deviner leur présence, mais je lui retrouvais ses traits : son front d’abord, puis son nez, ses mandibules encore imposantes et miraculeusement intactes, ses joues creuses et calcinés dans lesquelles on voyait au travers, et ses oreilles broyées mais qui gardait leurs charmes. Une goutte de sueur froide perlait sur mon propre front, puis
descendait lentement sur mes propres joues. Je ne puis m’entretenir de ce choc avec moi-même. C’était impossible. Bien sûr que c’était impossible ! Un bruit de voiture agréablement familier surgit du néant comme les sirènes du Samu viendraient gorger d’espoir quelques victimes anéanties, et je devins folle. Oui, complètement folle, car mon mari ouvrait la porte, arborant son sourire des fins de journée, et s’avança vers moi, aussi vivant qu’il était mort dans sa voiture. Je jetai subrepticement un regard vers le téléviseur : les nouvelles changeaient. Il était question des attentats terroristes, partout dans ces pays théocrates qui se vantent des paroles sacrées, et de la qualité de l’enseignement que leur prodiguait leur guide fantastique. J’en conclus que j’étais assoupie. Il est vrai que je me rappelais parfaitement mes fatigues, et la position confortable du fauteuil ; il était plausible, après tout, d’envisager le sommeil. Mais plutôt que de l’envisager, j’embrassais tendrement Stéphane qui parut surprit de mes attentions, de mon teint clair et de ma voix basse. Il me consola comme il savait le faire et m’emmena vers la chambre, promettant qu’il me forcerait à ce que je dorme autant qu’il le faudrait : mais il ne put s’informer de mes raisons. Il ne posa pas de question, devinant les significations éloquentes que lançaient mes yeux vers les siens. Nous dormîmes ainsi de la plus merveilleuse façon du monde. *
Le lendemain s’annonçait frais, la buée venant déjà alimentait la rosée des matins d’hiver, logeant dans les petites habitations qui créchaient sur le gazon verdoyant. Comme dans un de ses utopiques films américains, mon voisin – celui de droite – me salua d’un grand signe de la main, entonnant une de ses salutations cordiales qu’il avait dû piocher parmi les répliques favorites de sa série du dimanche. Je répondais distraitement en hochant la tête. La banalité désolante reprenait le cours des choses. Je tournais ainsi ma tête, puisque ma voisine – celle de gauche – allait bientôt surgir d’un buisson feuillu pour me demander les nouvelles, avec son fameux sourire stupide et son air béat. Comme prévu, elle fit irruption, derrière une colonne de pieds de tomate. Mais elle ne souriait pas, et n’arborait pas l’expression de suffisance parfaitement agaçante qu’elle me réservait d’ordinaire. Non, son expression était parfaitement
bizarre. A mi-chemin entre la peur et le deuil. Elle me toisa un moment, et brisa le silence : « Madame, mes condoléances. J’ai appris hier votre infortune, et me tient prête à soulager vôtre malheur. Si je puis m’être utile en quoi que ce soit, dîtes le moi. » Comme c’était une plaisanterie de mauvais goût qui ne valait pas mes remarques, je ravalais mes formules peu catholiques pour d’autres occasions plus marquées. Elle ne parut pas choquée ni pris de court par mon air consterné, et s’en alla, à son habitude, compter les feuilles de ses conifères, les fruits de ses fruitiers, les pétales de ses fleurs, et les diverses entreprises de son rosier grimpant. Comme je n’avais pas d’autres voisins, je me hâtais d’aller ramener les poubelles devant la maison, et rentrait dans la maison préparer le petit-déjeuner, pendant que Stéphane, qui devait s’être levé, allait gratter le pare-brise de la voiture, démêlant de ce que tous les automobilistes s’acharnaient à expédier grossièrement sur la route, avec une innocente jaquette de CD : un authentique album des
Pogs, qui n’avait plus d’autres utilités, et s’était si habilement convertit que Stéphane trouvait les outils conçus à cet effet fort décevant, car son champion raclait la glace plus vite que tout autre chose. Le premier voisin lui dit bonjour, de ce même ton faussement amical et entendu, ou la sincérité était aussi présente que l’originalité. Stéphane répondit d’une manière assez semblable à la mienne : nous nous étions, nous, bien entendu sur la chose sociale et de notre voisinage. Puis il salua dans l’autre direction, et la voisine se matérialisa sous une montagne de feuilles qu’elle entreprenait de déplacer dans sa cour. Sur le moment, rien ne me parût le plus normal du monde. Quand la folle demanda de mes nouvelles à Stéphane, je me rendis à l’évidence : j’étais, moi, folle. « A un degré inquiétant », me criait une voix dans mon esprit ébranlé. Déterminée à éclaircir ces absurdités, je décidai d’en dire deux mots à ma voisine. Je sonnai à sa porte, mais personne ne vient ouvrir. Après cinq minutes, j’en concluais qu’elle n’avait peut-être pas attendu. La voiture n’avait pas bougé, elle n’avait pas pu aller bien loin. Je poussai le portillon, puis la porte d’entrée, puis la porte du salon, puis la porte de la cuisine, puis la porte de la salle de bain, puis la porte du grenier, puis la porte des toilettes ou je la trouvais morte. Un haut-le-cœur me fit frissonner. Ce nouveau cadavre me figea immédiatement.
Tout ceci n’était pas réel. Une farce du sommeil, sans doute. Les idées se bousculaient sauvagement dans ma tête ; je commençais à saisir la douleur des légumes que l’on plonge dans un mixeur. Rien n’avait de sens. Personne n’était apparemment entré dans cette maison, personne ne lui en voulait apparemment au point de l’assassiner dans ses propres toilettes, et enfin, il n’y avait aucune raisons suffisantes à ce que le destin m’amène lentement vers sa dépouille. Je retournai chez moi, les joues glacées, la tête brûlante, et l’esprit dérangé, quand j’eus le réflexe naturel de vouloir appeler la police. Après tout, rêve ou pas rêve, était-ce le moment de ne rien faire pour un doute, quand une telle chose s’était produite. Je ne le fis pas, ou du moins j’allais le faire, jusqu’au moment où, partant au travail, je vis la miraculée s’acharner à nettoyer son jardin, un râteau à la main, en chantant des contines dans une langue étrange.
Rien n’avait de sens.
*
Au boulot, rien de neuf. Quelques articles, des informations plus ou moins inédites (il fallait ainsi s’habituer, dans le métier, à considérer le mariage d’une actrice au moins aussi conséquent que la mort d’une famille), et des plaisanteries qui me firent un peu oublier mes folies, à mon réveil de tantôt. Les nouvelles du jour, à la réflexion, ne l’étaient pas : un panel fantastique de critiques engagées partageait les pages avec toute sorte de publicités concupiscentes. Et pourtant, ces aimables lettres n’étaient pas naturellement écrites avec toute la volonté de leurs auteurs. Il y avait une famille à nourrir, une entreprise à satisfaire, un besoin d’informations, une économie à encourager, et donc enfin une politique à soutenir – ou à précipiter dans l’oubli. Mes doigts frappaient frénétiquement le clavier, mécaniquement, mais je ne voyais que peu ce que j’écrivais. Un rideau de cheveux hirsutes obscurcissait ma vision, et je n’avais, bien sûr, pas le temps d’y changer quoi que ce soit ; chaque secondes comptaient. Comme si les hommes stupides avaient construit les horloges et les montres avec nonchalance, négligeant de lui accoucher plus de précisions dans le temps. Ici, les faveurs de Cronos étaient appréciées au point que le centième, voir le millième de seconde étaient déjà de toute importance. Je crois que mon patron était content : il ne cessait de me sourire. Ah, l’hypocrite ! Ses yeux, sa bouche, son allure, tout en lui laissait imaginer l’image fugitive d’un bonobo farouche en période de reproduction, au détail près qu’il n’avait (pour l’instant) pas de queue. Je savais depuis longtemps que mon avancement était moins lié à mon efficacité qu’au plaisir de mes charmes, mais je n’avais relevé aucun de ses signes ni de ses clins d’œil narquois. « Dénonce-le ! Envois ce pervers au parquet ! » me répétaient mes collègues féminines. Mais je n’avais pas assez d’argent pour ces choses. Il fallait un avocat, payer les beaux draps du tribunal, j’y perdrais mon travail, et devrais éparpiller mes économies dans toutes sortes de charges, sans parler des chances de victoire. S’il est une chose extraordinaire, en France, c’est la diversité de la Justice. Elle existe, comme pour tous les fruits du capitalisme, en plusieurs modèles : du moins cher au plus cher. Et c’est avec merveille que l’on apprend que ceux qui sont à plaindre ont souvent peu, et qu’il est donc logique que ceux qui sont ennuyés de ces mauvaises gens aient droit à toute la quiétude du monde, parce qu’ils ont souvent beaucoup. J’éprouvais des difficultés à rester passive, parfois, lorsque j’écrivais certaines nouvelles.
« L’homme âgé de 52 ans a été déclaré coupable devant la cour de Paris du viol et du meurtre de la jeune fille de 17 ans. Il avait déjà été incarcéré pendant 5 longues années pour avoir violenté la sœur de la victime, et pour l’avoir noyé sans sa baignoire. » C’était encore une peinture magnifique des entreprises de ce monde. Mais je devais l’écrire comme un compte-rendu, un simple bilan didactique. Mais Mr d’Ormesson a pleuré bien plus simplement tous ces maux :
« C’est une chose étrange à la fin que le monde. » *
En retournant chez moi, je m’aperçus que mes visions avaient cessé. S’il est de notoriété que le travail éloigne l’ennui, le vice, et le besoin, il est aussi vrai qu’il rend toute la raison. Bien heureusement, auquel cas, j’aurais été proprement épouvantée en traversant la rue jonché de macchabés bronzant calmement sous le soleil d’hiver. Ma voisine était encore morte, Dieu soit loué. Par chance, Stéphane n’avait perdu que deux membres, et cette fois, mon voisin eut le fabuleux loisir de goûter aux vraies joies de la nature, et à la franchise sans détour. Allongé dans l’herbe, il contemplait les arbres de ses grands yeux profondément vides, l’ombre de son dernier sourire saluant encore le jardin humide. Tout était en ordre, à présent. Mon miroir reflétait naturellement mon cadavre, mais je nourrissais quelques inquiétudes : Stéphane semblait à même de mourir, souffrant de ses deux membres qui persistaient, s’acharnant à clopiner près de moi, se raccrochant aux branches trompeuses de la vie. L’invitant dans le plus méconnu des voyages, je soulageais mes appréhensions avec quelques petits coups affectueux, sur ses joues rougies, sur son bassin si séduisant, sur sa vaste poitrine et ses larges épaules. Il semblait apprécier, puisqu’il poussait de véritables cris de ravissement, s’acharnant à en demander plus encore. Après l’avoir sauvé de son mal, j’entrepris de m’assurer de ma propre survie. Il fallait que je sois aussi belle qu’il était beau. Avec mon peigne en fer, je rajustais ma coiffure, tapotant ma tête, massant mon cou, essuyant les flots rubis qui glissaient à présent sur mes genoux. Puis je songeais, en lâchant mon couteau, à mes camarades ici-bas, qui raconteraient demain mon voyage en adjectifs élogieux, et même, j’en avais l’intime espoir, à la télévision. Et moi, j’étais heureuse ; je commençais même à comprendre le Christ.